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Frederick Daggat et Felicia Collins attendaient dans la limousine lorsque Loren franchit le portique du Capitole. Ils la voient descendre les marches avec grâce, ses boucles cannelle flottant au vent. Elle porte un tailleur tango, avec blazer et manteau court, et une longue écharpe de soie grise. Son porte-documents est recouvert du même tissu.
Le chauffeur de Daggat lui ouvre la porte. Elle se glisse près de Felicia, et Daggat prend un des strapontins.
— Vous êtes ravissante, Loren, dit Daggat d’un ton familier – trop familier. On comprend que l’esprit de mes collègues masculins ait été distrait lorsque vous êtes montée à la tribune dans cette toilette.
— Etre femme comporte certains avantages, dans les débats, répond-elle froidement. Tu es très élégante, Felicia.
Une expression d’étonnement se lit sur le visage de Felicia. Un compliment est bien la dernière chose qu’elle attendait de Loren.
Elle lisse la jupe de sa robe de jersey crème et détourne les yeux.
— C’est gentil à toi d’être venue, dit-elle d’une voix embarrassée.
— Avais-je le choix ? demande Loren, le visage crispé par la colère. Je redoute d’entendre ce que vous allez exiger de moi cette fois.
Daggat lève la glace derrière le chauffeur.
— C’est demain qu’a lieu le vote sur l’opportunité d’accorder une aide à l’Armée révolutionnaire africaine.
— Alors vous avez tous les deux sorti la tête de la vase pour voir si j’étais toujours captive de la nasse, fait Loren, amère.
— Tu ne veux pas comprendre, dit Felicia. Ce n’est pas à toi que nous en voulons. Frederik et moi n’y gagnons rien du point de vue financier. Notre seul objectif, notre seule récompense est le succès de notre cause.
— Et tu t’abaisses jusqu’au chantage pour défendre cette noble cause ?
— Sans hésiter, si cela peut sauver d’innombrables milliers de vies, dit Daggat, comme s’il chapitrait un enfant. Chaque journée de guerre coûte des centaines de morts. Les Noirs finiront par remporter la victoire en Afrique du Sud. Cela ne fait pas de doute. Ce qui compte, c’est la manière dont ils enlèveront la victoire. Hiram Lusana n’est pas un psychopathe assassin comme Idi Amin Dada. Il m’a affirmé que lorsqu’il sera Premier ministre, le seul changement essentiel qu’il apportera à la situation générale sera l’égalité des droits pour le peuple hoir d’Afrique du Sud. Tous les principes démocratiques sur lesquels est fondé le gouvernement actuel resteront en vigueur.
— Comment pouvez-vous être assez fou pour croire à la parole d’un criminel ? demande Loren.
— Hiram Lusana a grandi dans l’un des pires bas quartiers du pays, poursuit patiemment Daggat. Lorsque Hiram avait huit ans, son père a abandonné sa mère avec neuf enfants. Je n’espère pas, Congresswoman Smith, que vous compreniez jamais ce que c’est que de vendre vos propres murs pour faire manger une famille. Je n’espère pas davantage que vous puissiez imaginer ce que c’est que de vivre dans un taudis avec des journaux tassés dans les lézardes des murs pour empêcher la neige de pénétrer, avec des toilettes qui débordent, sans eau courante, avec une horde de rats qui attendent que le soleil se couche pour venir vous arracher un morceau de pain. Si le crime est votre seul moyen de subsister, alors vous l’accueillez à bras ouverts. Oui, Lusana était un criminel. Mais, lorsque l’occasion s’est présentée de s’élever au-dessus de la boue, il l’a saisie et il a consacré ses forces à combattre les calamités qui l’avaient accablé.
— Alors, pourquoi aller jouer les sauveurs en Afrique ? demande Loren. Pourquoi ne lutte-t-il pas pour améliorer la condition des Noirs dans son propre pays ?
— Parce qu’il est intimement convaincu que notre race doit avoir une base de départ solide. Les Juifs regardent Israël avec orgueil. Vous, Anglo-saxons, vous avez une précieuse ascendance britannique. Pour ce qui est de nous, notre patrie se débat encore pour sortir d’une forme de société primitive. Inutile de se dissimuler que les Noirs qui se sont emparés de la majorité du continent africain y ont apporté un épouvantable désordre. Hiram Lusana est notre seul espoir de ramener la race noire sur la bonne voie. C’est notre Moïse, et l’Afrique est notre Terre promise.
— N’êtes-vous pas démesurément optimiste ?
— Optimiste ?
— Selon les derniers communiqués reçus d’Afrique du Sud, leurs forces armées ont franchi la frontière du Mozambique et détruit le quartier général de l’A.R.A.
— J’ai lu ces communiqués, dit Daggat. Rien n’est changé. C’est un revers momentané, peut-être, rien de plus. Hiram Lusana est toujours là. Il lèvera une autre armée, et j’ai l’intention de l’y aider de tout mon pouvoir.
— Amen, mon frère, dit Felicia.
Les trois personnages sont trop absorbés dans leur discussion pour remarquer qu’une voiture s’est placée devant la limousine et qu’elle a ralenti. Au feu rouge suivant, le conducteur range la voiture le long du trottoir et il bondit : avant que le chauffeur de Daggat ait le temps de réagir, l’homme ouvre la portière arrière et il monte.
Daggat en reste bouche bée. Felicia est pétrifiée, les lèvres sèches. Seule Loren paraît à peine étonnée.
— Je voudrais fichtre bien savoir qui vous êtes ? interroge Daggat, et par-dessus l’épaule de l’étranger, il aperçoit son chauffeur fouiller sous le tableau de bord pour prendre un revolver.
— Vous devriez pourtant me reconnaître d’après mes photographies, répond l’homme en riant.
Felicia tire Daggat par la manche.
— C’est lui, souffle-t-elle.
— Lui, qui ? crie Daggat, visiblement dans le noir.
— Pitt. Je m’appelle Dirk Pitt.
Loren fixe intensément Dirk. Elle ne l’a pas vu depuis plusieurs jours, et elle a peine à retrouver en lui l’homme avec qui elle a fait l’amour. Ses paupières sont enflammées par le manque de sommeil et son menton est noir de barbe. Il y a sur son visage des rides qu’elle n’avait jamais remarquées, des rides de tension et d’épuisement. Elle lui prend la main.
— D’où arrives-tu ? demande-t-elle.
— Simple coïncidence, explique Pitt. Je venais te voir et j’arrivais au Capitule lorsque je t’ai vue monter dans cette voiture. En roulant à côté de vous, j’ai repéré l’honorable Congressman Daggat assis à l’arrière.
Le chauffeur a abaissé la glace derrière lui, et il braque un revolver à quelques centimètres de la nuque de Pitt. Daggat se sent infiniment mieux. Il a de nouveau la haute main.
— Il est peut-être temps que nous fassions connaissance, monsieur Pitt.
II fait un léger signe de la main. Le chauffeur baisse son revolver.
— Exactement ce que je me disais, fait Pitt en souriant. En fait, cela m’évite d’aller à votre bureau.
— Vous vouliez me voir ?
— Oui, j’ai décidé de commander un autre jeu de photos.
Pitt sort une petite liasse de reproductions avec laquelle il s’évente.
— J’en ai vu de meilleures, évidemment, mais il faut dire qu’elles n’ont pas été prises dans les meilleures conditions.
Loren se couvre la bouche de la main.
— Tu es au courant de ces horreurs ? J’ai fait tout pour que tu n’en saches rien.
— Voyons, fait Pitt comme si Loren n’avait rien dit, et il laisse les photos tomber une à une sur les genoux de Daggat. Je prendrai une douzaine de celles-ci, cinq de celles-là et…
— Je n’apprécie guère votre conception de l’humour, coupe Daggat.
Pitt le fixe, l’air innocent.
— Il me semblait que puisque vous êtes dans le commerce des photos obscènes, vous ne verriez pas d’inconvénients à fournir vos clients… ou, pouvons-nous dire : vos modèles. Naturellement, j’attends un escompte.
— A quel jeu jouez-vous, monsieur Pitt ? demande Felicia.
— Jeu ? répond Pitt, l’air amusé. Ce n’est pas un jeu.
— Il peut, sur le plan politique, détruire ton père et moi-même, intervient Loren. Tant qu’il détient les négatifs de ces photos, il est le maître.
— Allons donc, lui dit Pitt avec un sourire. Le Congressman Daggat est sur le point d’abandonner la profession de maître chanteur. Il n’est pas doué pour ce métier, d’ailleurs. Il ne tiendrait pas dix minutes devant un vrai professionnel.
— Comme vous ? demande Daggat, l’air mauvais.
— Non, mais comme mon père. Je crois que vous le connaissez : le sénateur George Pitt. Quand je lui ai expliqué votre petite opération, il m’a demandé en riant de lui garder un jeu de photos comme souvenir. Voyez-vous, il n’a encore jamais vu son fils préféré en action.
— Vous êtes fou, siffle Felicia.
— Vous avez dit ça à votre père ? murmure Daggat ahuri. Je n’en crois rien.
— Voici l’heure de vérité, dit Pitt, qui sourit de plus en plus. Le nom de Sam Jackson vous dit-il quelque chose ?
Daggat ravale sa salive.
— Il a parlé ? Ce salaud a parlé ?
— Il a chanté comme la Callas. Au fait, il ne peut pas vous voir en peinture. Il ne se tient plus à l’idée de témoigner contre vous devant le comité de moralité de la Chambre des représentants.
La voix de Daggat exprime un soupçon de crainte.
— Vous n’oseriez pas soumettre ces photos à une commission d’enquête.
— Que diable ai-je à y perdre ? répond Pitt. Mon père se prépare à prendre sa retraite l’an prochain. Quant à moi, dès que ces photos seront mises en circulation, il faudra probablement que je repousse la moitié des secrétaires de la ville avec une batte de base-ball.
— Cochon d’égoïste ! dit Felicia. Peu vous importe le sort de Loren.
— Mais si, dit Pitt doucement. Comme c’est une femme, elle sera embarrassée, c’est certain, mais ce n’est pas un tel sacrifice à faire pour que notre bon ami Daggat que voilà aille passer quelques années à fabriquer des plaques d’immatriculation derrière les barreaux. Et, lorsqu’il sortira sur parole, il lui faudra se trouver une autre position, car son parti ne voudra plus entendre parler de lui.
Daggat s’empourpre et se penche, menaçant, sur Pitt.
— Conneries que tout ça ! rage-t-il.
Pitt le fixe d’un regard à faire bégayer un requin.
— Le Congrès n’aime pas les voyous qui emploient des procédés tirés du ruisseau pour faire adopter une loi. Il fut un temps, pas si lointain, où votre combine aurait réussi, Congressman, mais, de nos jours, il y a des tas d’honnêtes gens au Capitole qui vous reconduiraient aux limites de la ville à coups de pied au cul s’ils apprenaient cela.
Daggat s’effondre. Il est battu, et il le sent.
— Que voulez-vous que je fasse ?
— Détruisez les négatifs.
— C’est tout ?
Pitt fait un signe affirmatif. Daggat a une expression de ruse.
— Et votre livre de chair, monsieur Pitt ?
— Nous ne fréquentons pas le même égout, Congressman. Je pense que Loren sera d’accord pour convenir qu’il vaut mieux pour tout le monde oublier cette affaire. (Pitt ouvre la portière et il aide Loren à descendre.) Ah ! encore un détail : j’ai entre les mains une déclaration dûment authentifiée de Sam Jackson sur vos transactions avec lui. J’espère qu’il ne sera pas nécessaire de sonner l’alerte générale à propos de nouvelles extorsions, qu’elles viennent de vous ou de votre charmante petite amie. Mais, si je découvre que vous m’avez trompé, je vous tomberai sur le poil, mon bon monsieur. Je vous le promets.
Pitt claque la portière et se penche vers le chauffeur.
— Okay, mon gars, tire-toi.
Ils restent, Loren et lui, à regarder la limousine se perdre dans la circulation. Puis Loren se dresse sur la pointe des pieds et pose un léger baiser sur la joue épineuse de Pitt.
— Qu’est-ce qui me vaut cela ? demande-t-il en souriant de plaisir.
— De m’avoir tirée d’une vilaine histoire.
— Pitt à la rescousse ! Je n’ai jamais pu résister à la vue d’une Congresswoman en détresse, explique-t-il en lui plantant un baiser sur les lèvres, sans se soucier des regards étonnés des passants. Et ça, c’est pour m’avoir montré ta noblesse.
— Ma noblesse ?
— Tu aurais dû me parler de ces photos. Je t’aurais épargné bien des nuits sans sommeil.
— Je croyais pouvoir m’en tirer seule, dit-elle en évitant son regard. Les femmes doivent être capables de s’assumer.
Il passe le bras sur ses épaules et conduit Loren à sa voiture.
— Il y a des moments où même les féministes les plus décidées ont besoin de s’en remettre à un macho.
Loren s’installe à la place du passager, et Pitt remarque une feuille de papier glissée sous l’un des essuie-glaces. Il pense d’abord que c’est un simple prospectus et va pour le jeter, mais il y jette tout de même un coup d’œil curieux. Le message est rédigé d’une écriture ferme.
Cher monsieur Pitt.
Je vous serais très reconnaissant de vouloir bien appeler ce numéro (555-5971) dès qu’il vous plaira.
Merci,
DALE JARVIS
Instinctivement, Pitt fouille du regard la cohue qui se presse sur le trottoir, essayant vainement de repérer le mystérieux messager. Peine inutile. Il y a au moins quatre-vingts personnes dans un rayon de 100 mètres ; n’importe qui peut avoir laissé ce message pendant qu’il réglait ses comptes avec Daggat.
— Connais-tu un certain Dale Jarvis ? demande-t-il à Loren.
Elle réfléchit un instant.
— Je ne peux pas dire que le nom me soit familier. Pourquoi ?
— On dirait, dit Pitt pensif, qu’il m’a laissé un billet doux.